Livre « Le nouveau désordre numérique » : le pire du numérique en espérant le meilleur
Le nouveau livre d’Olivier Babeau est terrible mais ô combien éclairant, lucide et indispensable.
Pour un fan de technologie, le livre d’Olivier Babeau est déprimant. Pourtant « Le nouveau désordre numérique » (éditions Buchet – Chastel) parle bien peu de numérique. En fait, il s’intéresse aux conséquences sociales, économiques et politiques de la numérisation du monde. Et le tableau est apocalyptique.
Selon Olivier Babeau, la vague numérique qui submerge le monde a des effets dramatiques : elle étouffe la concurrence (au profit des GAFAM), crée de nouvelles élites (au détriment des laissés pour compte de la technologie) et, surtout, nous divise bien plus qu’elle nous rassemble.
Extrait :
« Nous avons accueilli Internet comme les Troyens le cheval de bois laissé par les Grecs. En chantant et en dansant, nous lui avons ouvert nos portes. Il était la promesse d’une ère nouvelle où tout serait plus beau et plus facile. Nous savons à présent qu’il n’en est rien. Dans la nuit, les guerriers grecs sortirent des flancs de la statue pour massacrer les habitants de Troie. Internet est moins violent, mais il a presque le même effet : il consume, brise et disperse. »
Bien sûr, les GAFAM ont droit à leur charge :
« En réalité , nous ne sommes pas les clients de ces firmes. Nous en sommes juste la matière première. Pire : nous en sommes les esclaves consentants, les serfs obéissants courbés sur notre glèbe numérique, travaillant sans relâche par notre irrépressible activité en ligne pour satisfaire l’insatiable appétit de données de ces nouveaux Molochs. »
Démocratie en danger
Pourtant, Olivier Babeau n’est pas un technophobe, loin de là. Il aime rappeler qu’il utilise abondamment les outils numériques et qu’il est favorable à la 5G. Il préside l’Institut Sapiens, un “think tech” qui a toujours eu une approche positive des technologies.
Mais il a choisi de « porter la plume dans la plaie », comme disait Albert Londres, car, selon lui, la démocratie et les libertés sont aujourd’hui menacées :
« On pensait que le numérique allait renforcer la démocratie. (…) Que voyons-nous ? La démocratie n’a jamais été aussi faible, prise en étau entre les nouvelles dictatures et les revendications de minorités qui veulent l’asservir. »
Et de replacer cela dans une perspective historique inquiétante…
« La démocratie apparaît de plus en plus comme une simple parenthèse dans l’histoire humaine. Une très courte parenthèse vouée à se refermer rapidement. »
Selon Olivier Babeau, seuls les régimes autoritaires, comme la Chine, semblent malheureusement parvenus à faire une utilisation non destructrice des technologies, en devenant des techno-dictatures.
« Nous devenons des démocraties chaotiques incapables de nous réformer face à des techno-dictatures réglées comme des Formule 1. »
Pas de démocratisation du savoir
A l’heure où tout le monde peut dire n’importe quoi et se faire entendre avec la même force qu’un expert ou un responsable politique, l’auteur analyse en détail le terrible phénomène de la désinformation et de la polarisation des esprits. Il se lamente sur le fait qu’Internet offre un accès à la surinformation mais en aucun cas au savoir.
« La démocratisation du savoir n’a pas eu lieu. »
« Maintenir une bonne hygiène mentale deviendra un privilège des classes dominantes. »
Au passage, Olivier Babeau règle ses comptes avec ce qu’il appelle la « religion » du « progressisme », évolution extrême de que l’on nommait autrefois le politiquement correct, qui profite des technologies et de la déstabilisation qu’elles engendrent pour se répandre :
« L’obsession progressiste est le signal paradoxal d’un épuisement de la dynamique des droits humains impulsée par les Lumières. Culminant dans une intolérance bornée exactement semblable à celle dont, il y a plusieurs siècles, nous avions voulu libérer l’humanité (…). »
Des interrogations pour l’avenir
Pourquoi, malgré tout, recommander la lecture de cet ouvrage, y compris à ceux qui ont fait du numérique leur mode de vie ? D’abord, parce qu’il est sain de confronter ses convictions à des réalités dérangeantes, cela permet de les amender ou de les renforcer. Ensuite, et surtout, parce que l’analyse d’Olivier Babeau est brillante, lucide et de haut vol. Ce n’est pas un pamphlet. Encore moins un procès du numérique. Il s’agit d’une analyse sans concession des travers que l’on ne peut, malheureusement, que constater jours après jours. Sans doute faut-il les regarder en face afin d’espérer mieux les combattre.
On regrettera seulement que le numérique soit le seul à porter le chapeau, et que les autres mouvements, sociétaux et géopoliques, qui secouent nos démocraties soient passés sous silence. Dommage, aussi, qu’Olivier Babeau fasse l’impasse sur les innombrables avancées positives des technologies, à propos desquelles il y aurait pourtant tant à dire. Mais ce n’est pas le sujet du livre.
Il faut attendre la fin de l’essai pour qu’apparaisse une lueur d’espoir, conditionnée cependant à des défis qui s’annoncent gigantesques :
« L’enjeu de la prochaine décennie est d’imaginer un modèle de société ouverte qui nous permette de profiter des bénéfices du numérique sans en réaliser le terrible potentiel totalitaire. Nos démocraties ne survivront que si elles parviennent à incarner une alternative efficace au modèle hyper-centralisé et autoritaire de la Chine. Sinon, elles en seront juste une version « sympa », enrobée d’un peu plus de câlins mais au fond exactement semblable. »